Les humeurs changeantes d'Antigone

Je suis sombre et renfermée. Vous savez bien, je suis la petite chose méprisable qui dort dans les bus (et qui ressemble à un bébé dans ces cas, dit-on), sur un siège au dessus du chauffage, que l'on remarque les deux premières fois, puis que l'on cesse de voir, une petite chose immuable, qui fini vite par faire partie du paysage, mais non-interchangeable, comme les panneaux collés aux portes qui disent : "Resquiller n'est pas un sport ! Voyager sans titre de transport est amendable de Chf 50.- et peut entraîner des sanctions pénales." S'ils s'avisaient de changer le texte ou la couleur des panneaux, vous le remarqueriez, et c'est pour ça que des fois je prends le bus en ayant l'air éveillée, ou qu'au lieu d'y faire mes devoirs, l'air de nécessiter qu'on me prête des allumettes pour tenir mes yeux ouverts, je regarde autour de moi, curieuse, les yeux écarquillés (qu'on ne dise pas de moi que je voyage comme une valise), et que ces jours-là j'aide les mamans à descendre leur poussette du bus, ou je discute avec les mamies… Puisque je fais partie du paysage, et que je le sais très monotone, je m'efforce de varier les plaisirs du preneur-le-même-bus-que-moi. Parfois aussi, comme j'ai la flemme de me lever pour appuyer sur le bouton, je loupe mon arrêt, mais c'est une autre histoire, qui révèle beaucoup de ma bêtise sur-humaine. Je peux être n'importe qui, n'importe quoi. Je ne sais pas pourquoi, mais les chauffeurs de bus se sentent toujours obliger de donner du "mademoiselle" aux filles en jupe (trip écolière modèle, descendant du régional devant la n'école privée pour gosses de riches).

C'est ma prof d'économie qui l'a dit : je renvoie une attitude tellement fermée que les gens n'osent pas m'aborder par peur de se faire envoyer paître. Je suis terrifiante. Parfois, quand je regarde fixement des petits enfants ils se mettent à pleurer. Je les comprends bien, les gens. On m'a même dit, aujourd'hui, qu'on n'imaginait pas qu'un jour quelqu'un puisse m'aimer. Alors j'ai fait comme si cela ne me touchait pas, j'en ai rit, et vu que c'était le grand jeu de la méchanceté gratuite et brutale (que j'avais presque initié) on m'a tordu le poignet, mais n'est pas né celui (ou celle) qui m'arrachera un cri de douleur. Parfois on dit que je suis masochiste. On dit aussi que je suis une gamine, on dit que je suis immature, que je ne sais pas avoir de sentiments… on dit beaucoup de choses. Sinon, ben en fait je suis loin d'être fermée, j'ai juste un peu peur des gens, parce que s'il faut que j'aie un don, c'est celui de savoir me faire haïr qui m'est revenu, je me demande quel genre de fées se sont penchées sur mon berceau… Quand ma mère m'a ramenée de la maternité, je passais mon temps à dormir, sans réclamer à manger, ma mère avait l'impression que je ne voulais pas vivre. Je ne devais pas me sentir prête à entrer en communication.