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Les humeurs changeantes d'Antigone


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C'est vraiment triste, mais c'est beau, non ?

   "Isabelle savait qu'il lui restait quinze jours à vivre.
   Au bout de la dernière allée, dernière place au-devant des champs, une fosse est prête, le tas de terre, conique, attend de recouvrir le cercueil enfoui dans la terre douce et froide de Crécy.
   Le soleil inonde le cimetière.
   Isabelle marche vers sa fosse, s'arrête un instant au bord du trou, se penche et cueille au creux de sa main un peu de la terre qui la recouvrira dans quinze jours.
   Les garçons et les filles sont assis sur deux bancs à quelques pas, compagnons, frères et sœurs, gardiens paisibles apparemment qu'effritent la terreur et la tendresse. La jeune morte maintenant se couche en plein soleil sur la tombe voisine de la sienne, le vent léger passe dans les cyprès qu'il secoue, une mésange appelle dans la haie, et de la vallée monte l'odeur des feux de branches sur les talus lointains des fermes.
   Isabelle, on la voit respirer, elle est couchée sur la tombe voisine de la sienne. Elle a croisé ses mains sur sa poitrine, maintenant elle les décroise et de la main gauche, le bras tendu, elle touche, elle caresse le bord de sa fosse.
   Anna s'est mise à pleurer, elle se lève, elle s'en va seule au fond du cimetière. 
   Alain et Jacques prennent des photos : Isabelle couchée sur la dalle de son voisin, Isabelle palpant le bord de sa fosse, Isabelle marchant à sa tombe, pieds nus, ses sabots sous le bras, le vent soulève sa robe sur ses cuisses, c'est un fantôme peut-être qui s'en va dans la longue allée, les cheveux du fantôme volent autour de sa tête, les mésanges lui parlent de l'au-delà 
 où il faudra retourner  "reviens fantôme adorable de la plus belle fille qui fut jamais, retrouve les chemins d'ombre lunaire où tu naquis, redescends dans nos ravins pleins de nuit parfumée !"
   Mais Isabelle n'y croit pas. C'est la terre caillouteuse qui l'attend, et pourrir, et fondre dans ses planches disjointes. Dégueulasse. Dieu est un salaud. Et Anna pleure toujours, le front écrasé contre le mur couvert de lichens où courent des théories de petits poux rose foncé, les frères de tous les petits mort-nés de la vallée bienheureuse.
   Isabelle a bougé sur sa dalle, se cachant les yeux du terrible soleil.
   Silence. Puis les mésanges. Des corneilles, très loin, on ne les connaîtra jamais, elles planeront sur cette tombe, elles vivront deux ou trois hivers de plus que moi, je ne serais plus que des os vêtus d'un lambeau de tissu quand elles s'abattront à leur tout, petit tas de viscosité et de plumes glacées, derrière une haie de novembre. Moi je ne veux pas penser à ma dernière robe. Mais j'ai déjà choisi la blanche aux galons d'or. La blanche, la pure, ma robe, Ô Marc, mon Marc, puisque nous aurons fait l'amour. Je ne mourrai pas vierge, Marc, mon doux, et tu me verras dans ma robe blanche, les mains jointes sur les galons tressés d'or, Papa et Maman refermeront le cercueil et vous m'accompagnerez à Crécy.
   Une abeille s'est posée sur la dalle tiède, Isabelle rouvre les yeux, étend ses bras le long de son corps et des paumes touche la pierre. Bon soleil, petite abeille déjà poudreuse de pollen. Tu as besogné dans les premiers chatons des noisetiers, les primevères, l'arnica, petite abeille, ton miel sera chaud cet hiver et moi je ne serais plus là pour le goûter.
   Ce jour-là Isabelle ne pèse plus que 35 kilos.
   A travers l'étoffe le soleil chauffe ses seins ronds, si préservés, si frais, si jeunes sur la misère des côtes.
   Maintenant il se passe quelque chose de tendre. Marc s'est levé, il s'est approché de la jeune fille, il s'est assis auprès d'elle sur la dalle, il a posé sa main brune sur le front pâle d'Isabelle. Il ne bouge pas, il ne dit rien, il plonge son regard dans les yeux intensément noirs de la jeune fille, il lui parle avec son regard, il l'aime, il se tient à la frontière du jour et de la nuit, lui restera dans la lumière avec le miel, les oiseaux, l'été, elle s'en ira, ombre froide, ombre errante, dans les espaces désolés ! O Marc. Que ton geste était beau sur cette tombe, cet après-midi de mars, au-dessus des vallées ensoleillées. Que ta main était douce au front blanc, que ton regard était mystérieux et clair dans le regard de cette vivante qui déjà te parle de la nuit.
   Leurs yeux se sont emplis de larmes. Ils pleurent, les enfants, ils pleurent sans bruit leur amour, ils pleurent leur solitude épouvantable. Qui décide ? Qui condamne ? Marc, Isabelle. Elle vivra 10 jours, 15 jours, on lui mettra sa robe blanche, le corbillard la ramènera de Lausanne au cimetière qu'elle a voulu, à sa petite fosse, à ce soleil.
   Orphée et Eurydice se sont couchés l'un à côté de l'autre sur la dalle, ils écoutent le vent dans l'herbe, ils respirent une odeur de feu de branches, frissonnent quand la mésange appelle par sifflets brefs. Les garçons et les filles se sont retirés au fond du cimetière, ils regardent la scène de loin, jamais ils ne l'oublieront.
" Jacques Chessex - L'Ogre, 1973

   C'était un des bouquins que j'avais pour mon bac de français, et là c'était le passage qui m'a le plus marquée. Le livre dans son intégralité ne m'a pas vraiment plu. J'ai préféré l'écrivain, il était venu nous donner une conférence sur l'auto-fiction en classe. Marc et Isabelle ont vraiment existé, elle avait 17 ans, Isabelle… Je ne crois pas être morbide ou quoi que ce soit, je trouve juste ce passage beau et sacrément émouvant.

Ecrit par Antigone, à 19:03 dans la rubrique "Du rien sur un tas de vide".



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