Les humeurs changeantes d'Antigone

Mardi 30 décembre 03

   "Pas mal du tout !" je me suis dit, en me regardant dans la glace, "Je viens de pleurer et il n'y paraît pas ; mes yeux ne sont ni rouges, ni gonflés…". Je sais bien pleurer en public maintenant, autrefois, quand j'étais gosse, je chialais comme un veau, hoquetant et reniflant, à présent je baisse la tête sur le truc que j'ai entre les mains (s'il n'y a rien je m'épluche les doigts, et le résultat n'est jamais très esthétique) et je laisse ce doux mélange de haine, de mépris, de détresse, et… et… d'amour (?) monter en moi, les larmes inonder mes yeux, je ravale un sanglot, me retiens de crier que putain de bordel de merde ses mots me font mal, essuie mes yeux d'un revers de manche rageur, et calmement lui répète ce qu'elle n'est visiblement pas capable de comprendre.

   La prochaine fois j'aurais un crayon et une feuille pour noter tout ce qu'elle dit, puisque le lendemain elle a toujours tout oublié… Et puis aussi je ferais en sorte d'être moins sensible ; faut que je continue à faire la p'tite dure sans sentiment jusqu'à ce que je me sois suffisamment endurcie pour supporter de parler avec elle sans verser la moindre larme.

   J'ai parlé avec mes parents (façon de parler, bien sûr, mon père dormait sur le canapé, n'intervenant que quand ma mère criait un peu trop fort) de, 'savez, ce truc qui m'angoisse, mon avenir, oui, mon obsession !

   "De toutes façons tu feras rien !"

Mais combien de fois faudra-t-il que je lui répète que ce n'est pas comme ça qu'elle m'aidera ?

   [Comme l'impression que pour elle il était acquis que je ferais du journalisme et qu'il lui est inconcevable que l'architecture puisse m'intéresser.]

(Je sais bien qu'elle m'aime.)

   Et mon père qui dormait… Hilarant.

   Après le miroir, mon regard couru sur la tablette au-dessus du lavabo, mais je me suis souvenue que j'avais été, la veille, impuissante à régler la question de la pilosité de mes jambes.
   Dans mon sang y'a du sien ; j'en aurais bien vidé un peu.

   Des fois je me demande si je ne suis pas folle,

   D'autres fois je me demande si ce n'est pas elle qui me le fait devenir.

   Le pire, c'est d'être… seule.

   [Pourquoi est-ce qu'écouter Simon and Garfunkel ça me donne toujours envie de remonter cette foutue pente et de m'en sortir une bonne fois pour toutes ?]

… Et si je me mettais au boulot, et si j'avais une super note à mon bac, histoire de me prouver que je peux réussir une de mes entreprises…

   Je pourrais m'accrocher au lieu de me laisser gagner par un désespoir que rien n'appelle…

Ça me gène de les/vous savoir spectateurs de ma descente aux enfers.  

Jeudi 1^er janvier 04

   Machinalement j'ai saisi mon bloc et mon stylo, malgré l'obscurité. Je les ai trouvé à tâtons sur la table, dans cette chambre de cet appartement montagnard, loué pour l'hiver.
   Assise sur le lit, dans le noir, face à la fenêtre qui donne sur une cour, vaguement éclairée par une ampoule, fixé sur le mur extérieur, au-dessus de ma fenêtre, je regarde tomber la neige devant ma fenêtre, et je repense au glauque réveillon passé ici avec mes parents et mon frère. Curieusement je n'ai aucun regret. Je commence à avoir l'habitude maintenant, de me sentir mieux seule qu'entourée de personnes dont l'allégresse me fait mal car je ne parviens pas à la partager et que je culpabilise d'avoir tout pour être heureuse et de ne savoir en profiter.
   Ma situation actuelle ne vient que de moi, et même si sur le coup ce n'était pas conscient, je me suis éloignée de tous ceux qui comptaient pour moi.

   J'ai vécu les deux derniers mois soit dans le passé, soit dans des rêves. Je ne me sentais bien que la nuit dans mon lit, quand je m'imaginais je ne sais quelle histoire qui me faisait chaud au cœur et m'aidait à m'endormir. Mes incursions dans la réalité me replongeaient, défaite, dans des songes beaucoup plus doux. (Va te coucher Emma ! (Bovary))

   (Voilà pourquoi je suis fragile sur la question de mon avenir.)

   Hier soir j'ai essayé de m'endormir normalement, sans rien me raconter, sans engager l'une de mes mains à serrer l'autre. Tout me semblait vide. Il ne me restait en guise d'émotion que le souvenir de la peur que je m'étais faite à ski, en voulant aller toujours plus vite, puis je ne parvenais pas à ôter de mon esprit la primitive de e^5x, qui est 1/5(e^5x), bien que je ne comprenne pas pourquoi (je sais juste que si f(x) = ku'e^u , F(X) = ke^u, alors, si u = 5x, u' = 5 et donc 1/5(5e^5x) = e^5x. Si f(x) = 1/5(5e^5x), F(x) = 1/5(e^5x). Mais pourquoi cette formule ?)

   Tout cela pour démontrer que si je ne rêve pas, ma vie est encore pire que plate.

   C'est depuis la série de déceptions que j'ai encaissées en septembre que je m'exile dans des rêveries, comme si c'était alors que j'avais compris que l'existence ne pourrait jamais m'apporter tout ce à quoi j'aspirais.
   Je veux des sentiments forts et éternels, des engagements réels pour les causes essentielles, de l'honnêteté, de la justice, du courage, de la bravoure…  Mais rien de cela n'est réel, ou alors ça n'existe plus.