Les humeurs changeantes d'Antigone

   Mon jeune amoureux n'a toujours pas compris qu'il perdait son temps à rêver d'une éventuelle relation entre lui et moi… Pauvre enfant.
   "Lui — Pendant la récréation, on reste toi et moi dans ta classe ? 
   Moi — Le surveillant viendra et nous dira de descendre, et surtout j'ai faim, il me faut un croissant…
   — On peut aller se planquer dans les toilettes, il nous trouvera pas…
   — !!!!!!!
   — Alleeeeeez, steuplaît !
   — Ce n'est pas dans mes habitudes d'aller faire n'importe quoi avec n'importe qui dans les toilettes !" 
   Ça c'était le cas extrême, en général il se contente de me prendre mon écharpe et de la renifler d'un air béat en me demandant quel est mon parfum ou de me tripoter les cheveux en disant qu'il aime mes cheveux.
   Quand même je n'ai pas à me plaindre, je n'ai plus eu droit à l'attouchement postérieur en guise de bonjour, quelqu'un a dû lui dire que c'était une mauvaise technique de drague (si la baffe que je lui ai flanqué en retour ne lui avait pas fait comprendre).
   Je ne dirais plus jamais que je veux que quelqu'un m'aime ; quoique je pense qu'il ne m'aime pas. Qui pourrait m'aimer, d'abord ? Il est arrivé de Bretagne à la rentrée, avec son père (directeur d'un certain magasin français qui vient juste d'ouvrir, ce dont le gosse se vante en permanence), sa sœur de 16 ans et sa grand-mère ; les parents sont divorcés et la mère habite là-bas, j'ai cru comprendre qu'il la détestait parce qu'elle trompait son père avec le type qui lui donnait des cours de rattrapage de maths (les Feux de l'Amour en direct!). Ma conclusion est donc qu'il fait sur moi une sorte de complexe d'Œdipe à retardement, et puis aussi que ça doit être rassurant, quand on vient d'arriver dans un pays inconnu, d'aimer quelqu'un qui vienne de son pays.
   Si ce qu'il éprouve était un petit sentiment tout chaste, je ne trouverais rien à en redire, mais ça me gêne d'imaginer qu'en plus de profiter de chaque occasion de me toucher il puisse se branler en pensant à moi…

   'Fin, bref… Paraît que j'ai du talent, m'a dit un copain a qui j'ai laissé lire le récit de "la petite histoire", savez :
   "Je sais pas si tu rends compte que celui que j'aimais et qui m'aimait a refusé de me faire l'amour alors qu'il en crevait d'envie et moi aussi. Pourquoi ? Simplement parce qu'il disait que j'allais regretter, que la première fois c'était important, et que j'allais jamais le revoir. Il disait qu'il voulait pas me prendre ça."
   J'ai tout écrit, de la première minute à la dernière seconde, j'ai pas encore fini, mais c'est fait avec un maximum de détails, et, d'après le lecteur, le potentiel érotique de l'histoire est bien supérieur à ce que j'escomptais.
[Quand je pense que ça fait au moins deux ans que je dis à qui veut l'entendre que je finirais bonne sœur dans un couvent à écrire des nouvelles érotiques…]
    Bon, c'est vrai que je suis incohérente. D'un côté je me plains qu'on puisse me prendre pour une "fille facile" et de l'autre je raconte partout "mes expériences sexuelles".
   Mais, quand même, ça m'épate de voir que je suis capable de donner une dimension autre que factuelle à un tel récit. Bien sûr c'est très innocent et beaucoup plus sentimental que sexuel, mais l'attirance des corps, la passion se laisse bien sentir, et la production en arrive à être excitante. C'est d'autant plus étonnant que mon expérience dans le domaine est très proche du zéro absolu et que la littérature érotique ne fait pas partie de mes classiques.
   Une fois qu'ils connaissent cette histoire, les gens me regardent différemment, un peu comme si par le fait d'avoir été aimée à ce point je devenais intéressante, pas si conne que ça puisque on a pu m'aimer. On accepte ma naïveté et en même temps ma haine de l'amour, puisque aujourd'hui je hais ce garçon pour lequel mes sentiments furent pourtant si intenses…
   Cette histoire, je l'ai bien vécue…

   Ça fait une semaine que je vis par terre, j'en ai trop marre, j'en peux plus. Y'a plus aucun meuble dans ma chambre, juste un ordinateur par terre, un matelas, des tonnes de livres et de notes de cours, ainsi que des fringues éparpillées partout. Je travaille sur mon lit, et je suis très sujette à l'endormissement intempestif, ce qui fait qu'hier je me suis endormie pendant que j'apprenais de l'histoire pour le ridicule contrôle d'aujourd'hui.
   Dans le fond, c'était une bonne semaine. Il a fait beau, et j'ai eu un 17 en sport à une interro orale sur le badminton, puis j'ai eu 14,5 en allemand. Je suis fière de moi, en fait, c'est tellement rare d'avoir ne serait-ce que la moyenne dans ces trucs-là.
[Mais je sais bien que ça n'intéresse que moi.]